Parenthèse togolaise #1 : Le commencement

J’ai mis du temps à écrire sur mon aventure au Togo. C’est frustrant parce que j’ai vécu tellement de péripéties ces derniers mois, je voulais vraiment partager tout ça. Mais j’avais du mal à retranscrire à l’écrit ce que je vis ici. Comme si aucun mot n’était le bon pour parler de cette expérience. J’avais peur de tomber dans des clichés ridicules, peur d’abîmer cette réalité, de la ternir. Comme l’a très justement dit une amie ici « c’est un peu comme quand tu essaies de prendre la lune en photo. »

On m’avait prévenu avant mon départ : « Tu verras, l’Afrique bouleverse ». Et ça a été le cas. Profondément.  S’il est facile de décrire une rencontre, une découverte, un paysage, un moment partagé. C’est autre chose de parler avec exactitude du sentiment éprouvé et des émotions qui en découlent derrière. Le Togo est l’un des pays les plus pauvres du monde et dans cette réalité les disparités du quotidien sont d’autant plus détonantes. C’est comme expérimenter l’extrême dans toute chose. L’allégresse, la misère, les sourires, la galère, la danse, la débrouille, le travail, la spiritualité, le rythme, les épices, l’attachement, le partage.

Sa capitale, Lomé, est comme l’une de ces vielles boutiques dans laquelle nous sommes déjà tous entrés étant petits pour acheter les bonbons trônant sur la devanture du comptoir. Ce genre de boutique vendant tout et son contraire dont on ne sait pas vraiment avec exactitude ce que l’on va y chercher et, surtout, ce que l’on va y trouver. Un mélange désorganisé et dépareillé de vieux, de neuf, de couleurs, de choses abîmés, cassées, réhabilitées. Parfois même de la beauté, des pièces rares, précieuses, de la poussière, du bordel, de la confusion et étrangement un certain équilibre dans tout ce chaos. Lomé est exactement pareille, un chaos coloré et poussiéreux avec sa propre organisation, sa propre logique et sa propre beauté. En toute franchise, pour ma part, l’une des choses les plus difficiles à faire ça a été de ne pas juger ça, d’abandonner mon regard d’occidentale et, sans résistance aucune, me laisser absorber.

A Lomé, les trottoirs accidentés par le temps qui passe sont jonchés de vendeurs de choses en tout genre. Des croupions de dinde fris aux cercueils en passant par tous les gadgets inimaginables sans oublier des tas et des tas d’habits, chaussures et meubles de seconde main (provenant surtout des pays développés qui n’en veulent plus en réalité). A chaque coin de rue, une tata derrière son stand de fortune prépare, pour quelques centimes, de quoi sustenter ses fidèles clients en spaghettis, riz, plat en sauce dont le légendaire akoumé (farine de maïs transformée en pâte) sauce adémé, banane plantain, igname et autres fritures. Tous ces mets dont la teneur en piment, capable de te faire oublier jusqu’à ton prénom, vient sincèrement mettre à l’épreuve ta volonté de vivre. Lomé se dessine avec des petites boutiques parfois délabrées, des immeubles pas très hauts parfois abandonnés, souvent inachevés. Le plus déroutant c’est ce mélange de vieux bâtiments épuisés par le temps, allégorie de la pauvreté, parmi lesquels se mêlent maladroitement quelques maisons, boutiques, hôtels ou restaurants ostentatoirement riches, beaux, neufs surtout dans le quartier administratif. C’est presque une caricature. Leur présence pourtant logique, a fortiori dans une capitale, dénote avec insolence tandis que dans la rue c’est la galère, c’est la débrouille, c’est la survie. Pour beaucoup, 100 francs CFA (anciennement Colonie française d’Afrique…), soit environ 20 centimes peut constituer un (petit) repas et parfois le seul de la journée.

Une des artères principales de Lomé est le grand marché. Il représente une grande partie du cœur de la capitale. Les étales déballées quotidiennement grignotent quasiment jusqu’au milieu des voies pour le plaisir des véhiculent qui s’y embourbent au détriment de leur santé mentale. Le Grand marché c’est littéralement une fourmilière, chacun s’y affaire ardemment et dans ce qui apparaît être la désorganisation la plus totale, chacun joue en réalité sa participation avec minutie. Il n’y a pas le temps de traîner, pas la place non plus. J’ai souvent déambulé dans ces rues, pour m’imprégner des habitudes togolaises, acheter des fruits exotiques pour quelques centimes ou encore apprendre à négocier en achetant des pagnes toujours plus colorés. Le Grand marché est le symbole de l’effervescence de la capitale togolaise.

Lomé est énergivore et stimule constamment (l’instinct de survie sur la route notamment). J’ai aimé y vivre, j’ai encore plus aimé la quitter régulièrement pour découvrir la brousse togolaise.

Depuis mon arrivée, j’habite au beau milieu du quartier « Bé », l’un des plus anciens, pauvres et « dangereux » de la capitale paraît-il. En réalité, il n’est pas si dangereux que ça mais il est historiquement le siège de l’opposition politique et, par conséquent, réputé pour s’agiter assez énergiquement en période électorale… Il est également, par sa localisation et configuration, le terreau idéal et malheureux de la délinquance notamment juvénile. Le quartier est situé aux abords de la plage où des centaines d’enfants de tous âges, abandonnés et/ ou émigrés, purgent ensemble mais seuls une peine à laquelle la vie les a déjà condamnés : la survie dans l’errance.

Bé est un vrai labyrinthe, toutes les rues se ressemblent s’entrecroisent et se mélangent. C’est l’un des nombreux quartiers de Lomé où il n’y a pas de route goudronnée et où les chemins de terre et de sable se transforment régulièrement en lacs pendant la saison des pluies.

De part et d’autre des ruelles se mêlent le plus souvent des hauts murs abîmés et dépareillés renfermant la vie de plusieurs familles partageant un même terrain, des petits bars et des maquis (très petites cafétérias en bois) où il est possible de se restaurer notamment le matin avec un thé Lipton, du lait concentré et du pain, parfois servi aux choix avec une omelette, du riz, du couscous ou des spaghettis rouges (en référence à la sauce tomate concentrée). Aux abords des ruelles sableuses se trouvent également des petits ateliers de coutures où des femmes, souvent à leur compte, semblent passer leur vie, vissées sur leur siège, à coudre des vêtements dans des pagnes aux couleurs du monde. Il y aussi çà et là des petits salons de coiffure, des vendeuses de fruits et légumes, de pneus, de tissus, de boîtes en plastiques, de chaussures 2nd main, de cacahuètes, de culottes aux fesses rembourrées et parfois tout à la fois.

Chaque jour la même pièce se joue, le rideau s’ouvre tôt sur la capitale déjà accablée par la chaleur. Chaque acte de la pièce se déroule dans un Lomé perdu quelque part entre évolution et tradition, entre vieilleries et constructions. Chacun connaît son rôle sur le bout des doigts. Dans mon quartier, j’ai appris à découvrir leur quotidien, les visages sont devenus familiers. J’ai appris à dire quelques mots en mina (la langue principale du Togo), je les ressors systématiquement avec fierté sous les rires surpris et bienveillants de mon auditoire : « Akpé loooo », merci !  

Je suis venue au Togo dans le cadre d’un stage imposé par ma formation d’élève avocat. Évidemment il n’est pas nécessaire de le réaliser absolument à l’étranger qui plus est au Togo, la seule condition c’est que le stage ait un rapport avec le domaine juridique. Personnellement, je voulais l’effectuer à l’étranger dans le domaine des droits de l’Homme. Parce que c’est une chose d’étudier la matière, c’en est une autre d’appréhender toute la complexité qu’implique sa mise en œuvre compte tenu, notamment, des problématiques politiques, financières et sociales que peut rencontrer un pays surtout quand ce dernier est « en développement ». Je souhaitais me confronter à la réalité du terrain, saisir les enjeux qui en découlent et travailler aux côtés des personnes dont le combat pour l’effectivité des droits fondamentaux est devenu le quotidien.

Une des prisons civiles du Togo et sa « cuisine » placée à l’extérieure

Je me souviens avoir débarqué un dimanche soir à Lomé sans trop savoir ce qui m’attendait ; en priant très fort pour que l’association qui devait m’accueillir existe réellement. Sur la route en direction de ma future nouvelle maison, à bord de la voiture orange estampillée au nom de la SMPDD (association solidarité mondiale pour les personnes démunies et les détenus), me parvenaient les premières images, les premiers sons et les premières odeurs du Togo. En toile de fond, Lomé s’est présentée à moi dans son fouillis nocturne, « sur la route une seule règle : évite ton prochain ». C’est la première leçon que j’ai apprise ici. Et pour cause, les trajets se font principalement en Zem (moto taxi), il y en a des milliers qui sillonnent la ville tous les jours klaxonnant tous azimut. Il faut dire qu’ici le klaxon est un mode de communication à part entière : quand tu doubles, quand tu te fais doubler, quand tu franchis une intersection (parce que flemme de respecter les feux rouges), quand tu cherches un client, quand tu salues quelqu’un, quand tu l’engueules et parfois je les soupçonne même de klaxonner pour le plaisir.

Dès le premier jour, j’ai littéralement été happée par ce nouveau quotidien. C’était un sentiment très bipolaire parce que les semaines semblaient passer à une allure folle et en même temps les journées duraient beaucoup plus que 24h. Quoi qu’il en soit, j’ai passé ces derniers mois à découvrir tous les jours le Togo et, d’une certaine manière à travers lui, à me découvrir davantage. Je rentre bientôt mais la Saga Africa va se poursuivre dans plusieurs articles qui, je l’espère, pourront vous faire vivre un peu de mon aventure togolaise.

Eïsandé (à bientôt),

Alizée

2 commentaires sur « Parenthèse togolaise #1 : Le commencement »

  1. Super, Alizée!
    J’attends la suite avec impatience et espère te voir cette fin d’année, parler de tout cela, échanger. Quelle est au fond la vraie misère? Le Togo a l’air si vivant, mobilise tout l’élan de vie à chaque instant dans toutes les déclinaisons sensorielles, émotionnelles… si je lis bien.!?
    à très vite, bon retour et garde la joie de vivre si difficile à trouver chez nous.
    Bizz, Eliane

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  2. Encore une fois magnifiquement bien écrit, tu nous emmènes avec toi à travers tes mots !
    Quelle expérience enrichissante !! Profites des derniers jours Zézé tout en continuant de faire attention à toi
    😘😘

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